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REMISE EN BOÎTES (DU 25.06.2005 - 01.08.2006)

Ça me suffit

Dans les salons-cocons aménagés autour de l’impression que «la vie est un long fleuve tranquille» s’accumulent les traces du passé sans histoire que le sens commun attribue aux gens heureux. Une photographie de jeunesse, des souvenirs de voyage, les signes d’une passion cachée ou avouée pour une personnalité célèbre, les livres-mémoires racontant d’autres temps et d’autres lieux, les bibelots amassés lors des temps forts qui balisent l’existence, toutes ces traces confondues dans un même espace de vie évoquent l’idée à la fois naïve et sécurisante que le malheur, «ça n’arrive qu’aux autres».

 

Une porte...

... claqua

Mettre en boîtes

Lorsque surgit l’impensable, un long travail de deuil et de mémoire commence. Fondée au premier chef sur le témoignage de ceux qui peuvent dire «j’y étais», cette construction intègre presque instantanément l’empreinte de ceux qui sont chargés de commenter les faits sur les lieux du drame. Cette phase d’intervention à vif est généralement suivie d’une déferlante d’images de toutes sortes, provenant notamment des caméras amateurs qui ont saisi des parcelles de la réalité concernée et permettent de reconstituer une partie du puzzle en lui donnant valeur de vérité. Viennent ensuite les analyses plus mesurées des spécialistes de diverses disciplines qui tentent d’échapper au seul sensationnalisme pour développer une perspective plus large. Après une période d’attente de moins en moins longue, les scénaristes et réalisateurs de l’industrie du spectacle signalent à leur manière que la phase de marge est terminée et qu’il est temps de se lancer dans une mise en récit plus romancée

Détruire

Le processus de construction de la mémoire à partir d’événements tragiques est évidemment sélectif. Les caméras sont rarement là par hasard et ne sont jamais partout. Et lorsque la représentation de la réalité qu’elles transmettent est incompatible avec celle que les pouvoirs en place désirent donner, les images disparaissent ou sont détruites. La thèse du complot liée à la destruction des preuves est donc à mettre en relation étroite avec celle de la transparence ou de l’objectivité attribuée aux métiers de l’information: elle en constitue en quelque sorte l’image inversée.

Cultiver

La mise en mémoire n’est pas un processus cohérent et linéaire mais dépend étroitement de l’adhésion qu’une personne ou un événement a suscitée. Le travail de deuil et de maturation du souvenir est alors relayé, approfondi ou repris sur des bases nouvelles par celles et ceux qui se sont posés en vestales d’une mémoire particulière, l’inscrivant ainsi dans un processus ininterrompu d’aller et retour entre les traces du passé et leur mise en valeur. Tant qu’une personnalité et un événement réunit autour d’elle ou de lui suffisamment de ferveur pour que le culte se perpétue, le processus de construction de la personne en ancêtre ou de l’événement en fait historique marquant peut continuer.

Archiver

La fin du XXe siècle a vu s’accroître de manière asymptotique les capacités de stockage, de circulation et de recoupement des informations. Le rêve d’une mémoire totalement externalisée est en bonne voie de réalisation, de sorte que la notion d’effacement ou d’oubli est en train de changer de sens: il ne s’agit plus de disparition de traces ou de destruction d’archives mais simplement d’absence de questionnement d’un aspect particulier du passé. Paradoxalement, cette externalisation coïncide avec une fragilisation des supports matériels de la mémoire et avec un intérêt de plus en plus ciblé sur l’immédiateté, ce qui pose des questions cruciales aux archivistes dont le champ ne cesse de se complexifier. Dans ce cadre mouvant, la métaphore des âmes errantes investit de plus en plus fréquemment les systèmes de communication eux-mêmes, qui deviennent les vecteurs à travers lesquels l’au-delà peut se manifester.

Exhumer

Lorsque les attentes sociales, qu’elles soient construites par le marché ou qu’elles suscitent une réponse de celui-ci, entrent en résonance avec des segments particuliers d’un passé apparemment enterré, un processus d’exhumation sélective permet d’alimenter efficacement le besoin de racines, de balises, de réconfort ou de visibilité manifesté par les humains. La postmodernité se caractérise du reste par cette faculté à exploiter jusqu’à la corde un certain nombre de productions marquantes alors que des pans entiers de la connaissance sont abandonnés aux spécialistes et aux esthètes.

Vendre

Véritables marchands du temple de la petite et de la grande histoire, d’ingénieux prestataires de services ont fait leur apparition sur le marché de la mémoire. Au classique penchant pour les antiquités se substitue l’engouement pour l’illusion de l’ancien et le factice Belle Epoque, comme si l’esprit Las Vegas l’avait finalement emporté sur celui de la Renaissance. Les «adulescents» focalisés sur les Barbapapas sont aussi bien servis que les fétichistes collectionnant les morts célèbres sur leurs tasses à café, et chaque année voit s’ajouter des rites commercialement corrects au calendrier traditionnel. Quant au registre du récit de vie, il n’a sans doute jamais été aussi répandu et n’a jamais concerné des personnalités au parcours aussi mince qu’aujourd’hui, produisant au passage son lot de réécritures plus conformes au narcissisme des vivants et au révisionnisme des régimes qu’à l’honnêteté autobiographique ou historique. Parallèlement, les règlements de compte font d’autant plus recette qu’ils canalisent voyeurisme et agressivité sur quelques grands Satans fortement médiatisés alors que l’effacement et l’oubli se profilent comme une alternative monnayable à cette frénésie de remémoration.

Remettre en boîtes

Dans un tel contexte, rares sont les personnalités et les événements qui, au terme du processus de construction mémorielle, se voient consacrer les deuxièmes funérailles permettant de prendre véritablement congé du mort et ses distances avec l’événement. A l’image de ce qui est décrit par de nombreux ethnologues sur tous les continents, l’achèvement d’un processus de deuil sous-entend en effet que la société s’investisse dans une ultime cérémonie après laquelle l’âme du mort sera enfin libérée et ses restes pacifiés. Les tentatives de commémoration de la fin de la Seconde Guerre mondiale prouvent qu’une volonté comparable se profile face aux événements traumatiques mais que certaines plaies sont encore loin d’être refermées. Cette pratique n’en constitue pas moins, tant métaphoriquement que matériellement, un des horizons incontournables de la prise de congé.

Ça m'suffit

Dans les salons-cocons aménagés autour de l’impression que «la vie est un long fleuve tranquille» s’accumulent les traces du passé sans histoire que le sens commun attribue aux gens heureux. Une photographie de jeunesse, des souvenirs de voyage, les signes d’une passion cachée ou avouée pour une personnalité célèbre, les livres-mémoires racontant d’autres temps et d’autres lieux, les bibelots amassés lors des temps forts qui balisent l’existence, toutes ces traces confondues dans un même espace de vie évoquent l’idée à la fois naïve et sécurisante qu’après tout, le malheur, «ça n’arrive qu’aux autres».

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