Chambre 100
Nos fesses ne sont pas les leurs. Souvent j'ai vu
Des gens déboutonnés derrière quelque haie,
Et, dans ces bains sans gêne où l'enfance s'égaie,
J'observais le plan et l'effet de notre cul.
Arthur RIMBAUD. [vers 1871]. Les Stupra.
Chambre 102
Une fois amorcé l'allégro frénétique par les soixante-dix femmes qui connaissaient leurs parties par coeur, tellement elles les avaient répétées, Antonio Vivaldi se rua dans la symphonie avec une incroyable impétuosité, en un jeu concertant, tandis que Domenico Scarlatti -- car c'était lui -- se lançait dans des gammes vertigineuses sur le clavecin, et que Georg Friedrich Haendel se livrait à d'éblouissantes variations qui bousculaient toutes les normes de la basse continue.
Alejo CARPENTIER. 1974. Concert baroque.
Chambre 103
Pendant ce temps, les heures s'écoulaient, le soleil continuait son voyage vers l'Occident, la relève des sentinelles s'effectuait au moment voulu, le désert resplendissait, plus solitaire que jamais, le petit cheval se tenait à la même place que précédemment, immobile la plupart du temps, comme dormant, ou bien il s'éloignait un peu à la recherche d'un brin d'herbe.
Dino BUZZATI. 1949. Le désert des Tartares.
Chambre 104
Mais j'avais revu tantôt l'une, tantôt l'autre, des chambres que j'avais habitées dans ma vie, et je finissais par me les rappeler toutes dans les longues rêveries qui suivaient mon réveil; chambres d'hiver où quand on est couché, on se blottit la tête dans un nid qu'on se tresse avec les choses les plus disparates: un coin de l'oreiller, le haut des couvertures, un bout de châle, le bord du lit, et un numéro des Débats roses, qu'on finit par cimenter ensemble selon la technique des oiseaux en s'y appuyant indéfiniment [...]
Marcel PROUST. 1913. Du côté de chez Swann.
Chambre 105
Il fallut près d'une année à Robinson pour s'apercevoir que ses amours provoquaient un changement de végétation dans la combe rose. Il n'avait pas pris garde tout d'abord à la disparition des herbes et des graminées partout où il avait répandu sa semence de chair. Mais son attention fut alertée par la prolifération d'une plante nouvelle qu'il n'avait vue nulle part ailleurs dans l'île.
[...] Il avait entendu raconter merveille de cette solanacée qui croît au pied des gibets, là où les suppliciés ont répandu leurs ultimes gouttes de liqueur séminale, et qui est en somme le produit du croisement de l'homme et de la terre. Ce jour-là, il se précipita à la combe rose et, agenouillé devant l'une de ces plantes, il dégagea sa racine très doucement, en creusant tout autour avec ses deux mains. C'était bien cela, ses amours avec Speranza n'étaient pas demeurées stériles: la racine charnue et blanche, curieusement bifurquée, figurait indiscutablement le corps d'une petite fille.
Michel TOURNIER. 1972. Vendredi ou les limbes du Pacifique.
Les toilettes
J'ai photographié notre cuvette de cabinet, ce réceptacle d'émail lisse, d'une beauté extraordinaire... Là se révèlent toutes les courbes sensuelles de la «divine face humaine», mais sans ses imperfections. Jamais les Grecs ne sont parvenus à un semblable sommet dans leur culture, et elle me rappelait quelque peu, par le mouvement finement dessiné de ses contours, la Victoire de Samothrace.
Edward WESTON, 1952, cité par BRASSAI lors de son entretien chez LE CORBUSIER
Chambre 106
O Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l'ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,
Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons !
Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?
Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau !
Charles BAUDELAIRE. 1857. La mort. Les fleurs du mal
Chambre 107
J'ai été élevé seul et, aussi loin que je me le rappelle, j'étais anxieux des choses sexuelles. J'avais près de seize ans quand je rencontrai une jeune fille de mon âge, Simone, sur la plage de X... [...] Trois jours après avoir fait connaissance, Simone et moi étions seuls dans sa villa. Elle était vêtue d'un tablier noir et portait un col empesé. Je commençais à deviner qu'elle partageait mon angoisse, d'autant plus forte ce jour-là qu'elle paraissait nue sous son tablier.
Elle avait des bas de soie noire montant au-dessus du genou. Je n'avais pu encore la voir jusqu'au cul (ce nom que j'employais avec Simone me paraissait le plus joli des noms du sexe). J'imaginais seulement que, soulevant le tablier, je verrais nu son derrière.
Il y avait dans le couloir une assiette de lait destinée au chat.
Georges BATAILLE. 1928. Histoire de l'oeil.
Chambre 108
Jésus démarra à toute allure.
En ce temps-là, l'usage était, selon le bon rédacteur sportif saint Matthieu, de flageller au départ des sprinters cyclistes, comme font les cochers à leurs hippomoteurs. Le fouet est à la fois un stimulant et un massage hygiénique. Donc Jésus, très en forme, démarra, mais l'accident de pneu arriva tout de suite. Un semis d'épines cribla tout le pourtour de sa roue d'avant.
On voit, de nos jours, la ressemblance exacte de cette véritable couronne d'épines aux devantures de fabricants de cycles, comme réclame à des pneux increvables. Celui de Jésus, un single-tube de piste ordinaire, ne l'était pas.
Les deux larrons, qui s'entendaient comme en foire, prirent de l'avance.
Alfred JARRY. 1911. La passion considérée comme course de côte.
Chambre 109
Et si, repris-je, on l'arrache de sa caverne par force, qu'on lui fasse gravir la montée rude et escarpée, et qu'on ne le lâche pas avant de l'avoir traîné jusqu'à la lumière du soleil, ne souffrira-t-il pas vivement, et ne se plaindra-t-il pas de ces violences ? Et lorsqu'il sera parvenu à la lumière, pourra-t-il, les yeux tout éblouis par son éclat, distinguer une seule des choses que maintenant nous appelons vraies ?
PLATON. Vers 354 av. J.-C. La République.